Au théâtre, les yeux fermés

Le 9 février dernier, nous avons eu de la belle visite à La Rubrique. Pour la troisième année, en effet, nous avons accueilli des membres de l’Association des Personnes Handicapées Visuelles de la région 02 qui ont pu profiter d’une représentation spéciale de Les Sens, agrémentée d’un service d’audiodescription.

Nous venons de recevoir de la part de l’organisme un bel hommage que je tiens à transmettre aux comédiens, aux auteurs, ainsi qu’à tous les membres de l’équipe… Lire la suite

Un kiwi, ça goûte l’explosion nucléaire

 

Dans "Les fruits seront de plus en plus bizarre", Pierre-Michel Tremblay effleurait le sujet de l'incident de Three Mile Island.

 

Flashbacks de la pièce Les Sens toute la fin de semaine. Je revois Émilie Gilbert-Gagnon en adolescente des seventies, fana d’Harmonium, capoter à cause de l’incident de Three Mile Island, qui a eu lieu en 1979. Ça fait quelques fois qu’on y fait référence dans les médias – pas au texte de Pierre-Michel Tremblay, mais à l’incident nucléaire américain. C’est à titre de comparatif: d’abord on a dit que le problème japonais (Fukushima Dai-ichi) était moins pire, ensuite comparable et maintenant, il serait plus grave.

Et chacun de notre bord, on goûte à l’amertume de l’impuissance. Et avouez, on se dit tous la même chose: ça prenait l’être humain pour inventer la connerie.

J’ajouterais qu’il fallait bien que soit créé le théâtre pour la pointer du doigt, la connerie. Pour être plus vrai que le vrai. Pour changer la bêtise humaine en un spectacle un peu plus inoffensif – quoique pas toujours complètement.

Y’a sûrement quelque part une adolescente de 2011 qui capote à cause de l’incident de Fukushima Dai-ichi. En écoutant je ne sais quel groupe à la mode pour se changer les idées.

Est-ce que je vous l’avais dit? Les Sens s’en vont en mini-tournée à Montréal en novembre prochain. On risque de comprendre autrement le texte de Pierre-Michel Tremblay.

L’étreinte des comédiens

Ça aura passé vite.

Le soleil a repris de l’altitude, déjà. Au matin, quand j’arrive au bureau, il se trouve un coin dans l’angle des bâtiments pour venir m’aveugler, au travers des branches. Juste là. En haut de l’écran.

Je n’ai pas vu le temps filer. Il est parti avec le gros de l’hiver dans les poches. Il fait frette, encore. Mais quand février tire sur la couverte, on a bien le droit d’échapper un soupir de soulagement

Il faut dire qu’on m’a tenu occupé. Il y a eu notre production… Les Sens, ça a tiré du jus. Près de mille spectateurs à recevoir. Et tout le tralala. On a beau dire qu’on comprend, c’est encore plus que ça. Il y a tellement à faire que jamais personne n’aura le temps de faire la liste de tout ce qu’il y a à faire.

Et il y a eu ce festival étudiant des 2 jours à vivre au théâtre organisé avec la Polyvalente de Jonquière… Tous ces jeunes qui se sentent petits sur une scène trop grande, et qui peu à peu prennent la place, conquièrent les contrées du trac et des attentes. Leur volonté à tout rompre. Si le monde était porté par un désir adolescent, bordel que ce serait intense.

Ça aura passé vite. Quelques mois à peine et j’ai déjà des souvenirs impérissables. L’étreinte des comédiens au moment de prendre la scène. Des parcelles de la même énergie dans le corps indompté des adolescents, juste avant leur spectacle. La voix grave, les gestes amples, la parole intarissable  de Marcel Sabourin.

J’ai vécu tout cela avec intensité… Le théâtre s’étale bien au-delà de la scène.

L’avis des critiques

C’est drôle. Drôle pour moi de voir enfin le travail des critiques de l’extérieur. C’est d’autant plus drôle que je n’avais jamais pris le temps d’analyser leur façon de faire quand j’étais moi-même chroniqueur au Voir.

C’est drôle, surtout: drôle de voir comment les critiques ne s’entendent pas à propos de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. En font foi les frictions virtuelles qui provoquent des flammèches entre le nouveau rédacteur en chef de Voir Saguenay/Alma,  Joël Martel, qui a une façon très personnelle de comprendre ce que signifie le sens critique (#fail, mais je l’aime pareil) et celui de son journaliste, Dario Larouche (Les clapotis d’un yoyo), qui argumente depuis des années pour faire comprendre au monde que la critique n’est pas une question d’amour mais plutôt d’analyse des signes du théâtre – jeu, scénographie, musique, éclairages, etc.

Mais au-delà de cette mésentente locale sur le sens du « sens critique », d’autres critiques se sont intéressés à Les Sens, et en disent des choses diamétralement opposées.

D’un côté, on lit de Philippe Couture (Le Devoir) que Jean-Rock Gaudrault « fait se «toucher» deux personnages opposés, dans un renversement dramatique irréprochable« , que Michel-Marc Bouchard « s’attaque à l’odorat en remuant quelques ingrédients gagnants » et que « le clou de la soirée vient sans surprise de la plume de Larry Tremblay », à propos de qui il précise que le thème des sens « sied parfaitement (…), [qu’il] sait mieux que quiconque déconstruire le corps, ses organes comme ses prolongements sensoriels, affectifs ou identitaires. Avec, en prime, une petite dose d’érotisme…. »

De l’autre côté, on entend Christian Saint-Pierre (Voir Télé) pointer comme des moments forts le tableau de Pierre-Michel Tremblay (« C’est assez bien vu, assez rigolo en plus… ») et la pièce de Daniel Danis « tout à fait dans le style de Danis, la langue, aussi… »

Au même moment, dans sa chronique, Joël Martel ne rejetait du spectacle que le sixième tableau (celui de Danis, justement…), avouant avoir aimé les cinq autres « j’ai adoré de a à y » – donc ceux de Michel Marc Bouchard, Sylvie Bouchard, Pierre-Michel Tremblay, Jean-Rock Gaudreault et Larry Tremblay…

Et dans la même publication, Dario Larouche disait des tableaux du toucher (Jean-Rock Gaudreault), de l’ouïe (Larry Tremblay) et du goût (Pierre-Michel Tremblay) qu’ils « atteignaient facilement la cible ».

Je ne ferai pas le survol du travail de tous les critiques qui se sont penchés sur Les Sens, mais ce que j’essaie de montrer, c’est seulement que quand on parle de critique, l’intérêt de chaque individu prime plus souvent qu’autrement sur le vrai « sens critique », malheureusement.

« Tous les goûts sont dans la nature. Sont-ils tous dans la culture? La réponse est probablement oui, et parfois, ça fait peur. » (Touché! Il s’agit du mot composé par Pierre-Michel Tremblay pour notre programme, qui montre encore une fois qu’il a une maîtrise particulièrement savoureuse du mot d’esprit…)

Ce que ça dit, surtout, c’est le génie de Benoît Lagrandeur qui a su créer un spectacle qui, littéralement, en offre pour tous les goûts. Tout le monde est touché, mais pas au même moment. Chacun en a plein la vue, à un moment ou un autre. Parmi les six courtes pièces présentées, malgré la distance qui semble irrémédiablement les séparer, peu importe les préférences ou l’expérience qu’on a du théâtre, chacun trouve son compte dans Les Sens. Même les critiques.

Lagrandeur voulait rendre hommage à ces auteurs venus d’ici, montrer la diversité et la richesse de leurs voix… Cette diversité, cette richesse, ça nous pète dans le front quand on assiste au spectacle. Il a réussi.

Une bombe dans mes bagages

J’ai eu la chienne.

Je roulais, peinard, sur le boulevard du Saguenay. RTA crachait ses vapeurs dans un ciel s’obscurcissant, encore accroché au jour mais résolument tourné vers ce qui s’en venait de nuit. Le retour du boulot est tranquille, maintenant. Mon plus jeune a retrouvé un service de garde à Chicoutimi, alors il n’est plus là pour remplir le silence de l’habitacle avec son babillage excité et ses comptines incessantes. Pour remplir le vide, j’ai allumé la radio.

Aux nouvelles: branle-bas de combat à propos d’une femme qui aurait affirmé aux douaniers de l’aéroport de Bagotville qu’elle avait une bombe dans ses bagages.

Dans ma tête, ça a fait 1+1=2.

La chienne, je vous dit. J’ai eu peur que la dame s’explique.

Dans ma tête toujours, elle était venue assister à Les Sens. Et elle parlait avec sa chum de fille du tableau mémorable écrit par Larry Tremblay, Le Dernier Almodovar, qui met en scène (entre autres) le fantasme téléphonique d’un chauffeur de taxi  et… d’une douanière.

France: Rien à déclarer?
Mathieu: Oui.
France: Quoi?
Mathieu: Une bombe.
France: Ce genre de commentaire n’est pas toléré dans un aéroport.
Mathieu: J’ai un explosif dans mes pantalons.

(Larry Tremblay, Le Dernier Almodovar, Les Sens)

Dans ma tête, ça fait 2+2=4.

Elle trouvait le douanier de son goût. Ou alors, tellement pas! Elle voulait juste faire rire sa chum de fille, qui était venue avec elle voir le show la semaine d’avant. Il s’en passe, des choses, dans ma tête.

Oh oui, j’ai eu la chienne. La chienne que dans la tête du journaliste qui annonçait la nouvelle, ça fasse 1+1=2. Et 2+2=4.

 

Le Dernier Almodovar, Larry Tremblay - Photo: Jean Briand